Tombe de I’étranger

La question de la sépulture pour des étrangers aux religions et aux nationalités différentes (2/2)

Ishige : Oui, en effet, c’est un problème global dans le sens où l’ensemble des personnes étrangères, et pas seulement les musulmans, y est confronté. Car il n’est pas rare que des cimetières refusent d’héberger les cendres d’un défunt à cause de sa nationalité.

Prenons l’exemple des immigrés d’origine japonaise. Il y a plus d’un siècle, environ 250000 japonais ont émigré au Brésil où se trouve aujourd’hui la plus importante communauté au monde de descendants de japonais constituée d’environ 2,5 millions d’individus. Par la suite, les descendants des 2e et 3e générations ont fait le voyage inverse vers le Japon en quête de salaires élevés et d’un meilleur niveau de vie. Certaines de ces personnes sont venues seules et meurent sans qu’il soit parfois possible de joindre leur famille restée au Brésil. Les cendres sont alors recueillies par des amis ou par l’église. Dans l’impossibilité de trouver un cimetière, il arrive que l’urne repose longtemps sur un meuble ou dans un simple placard…

Un diplomate de l’ambassade du Brésil s’est un jour ouvert à moi et m’a fait part de ses soucis : « ces gens quittent le Brésil avec des rêves et des espoirs plein les poches. Si certains réussissent et parviennent à un certain niveau de richesse, nombre d’entre eux peinent à s’ancrer dans la vie locale, se retrouvent éloignés de tout ce que la sécurité sociale japonaise garantit (soins, retraite, etc) et font face à des problèmes tels que le chômage, la maladie, la discrimination et la pauvreté. Quand ces personnes meurent, elles n’ont pas droit à une tombe et sont traitées comme des déchets. »

S : C’est une situation extrêmement regrettable. Je crois savoir, Monsieur Ishige, que vous agissez concrètement afin de palier à ces lacunes. Pourriez-vous nous donner quelques précisions ?

Ishige : Afin de répondre à ces problèmes, Takaharu Hayashi de l’association pour les étrangers au Japon, et moi-même en ma qualité de moine en chef du temple Tokuunji (temple qui gère le cimetière de Tama Hachioji), avons achevé en 2021 le premier columbarium qui accepte tous les défunts, peu importe leur ethnie, leur race, leur religion et leur nationalité (columbarium de groupe à destination des étrangers, « memorial restart community »).

Actuellement, ce sont principalement les cendres de Brésiliens vivant au Japon qui y sont entreposées, mais il est fort probable que des personnes d’autres pays, Vietnam par exemple, dont la main-d’œuvre est en augmentation, utiliseront également ce lieu à l’avenir.
 Le bâtiment a été conçu par Yoshihiko Tsutsumi, de Kumamoto, et des pierres du Brésil ont été utilisées pour lui donner une finition innovante et élégante. Le service est payant, mais il est possible de nous consulter en cas de difficultés. (voir note).

S : Merci beaucoup. Les gens ne savent pas forcément que des actions individuelles émanant d’acteurs privés ont lieu pour aider nos concitoyens. Pour terminer, quel message aimeriez-vous transmettre à nos lecteurs ?

Ce que j’aimerais leur dire (la véritable mondialisation)

Ishige : Je vais peut-être changer de sujet, mais laissez-moi vous parler un peu des humains et de la mort

L’homme (Homo sapiens) aurait vu le jour en Afrique il y a environ 200 000 ans. Si nous sommes aujourd’hui plus de 7,8 milliards d’individus de races, de langues et de religions différentes à vivre sur cette planète, nous partageons tous les mêmes racines. Cependant, à force de vivre dans différentes régions et à différentes époques, ces personnes ont développé de multiples distinctions en termes de langue, de culture, de mode de vie, d’ethnicité, de religion, d’idées et d’attitudes, de valeurs, etc.

D’autre part, la société mondialisée dans laquelle nous vivons désormais facilite grandement la mobilité des hommes, et il devient de moins en moins difficile de vivre et de travailler ailleurs que là où nous sommes nés et avons grandi. Parions que cette tendance sera amenée à s’accentuer à l’avenir. Ainsi, beaucoup d’étrangers qui vivent au Japon seront naturellement amenés à revendiquer leurs droits. Face à ces différences de mode de vie et de coutumes, nombre de Japonais seront peut-être surpris de découvrir que les normes mondiales dont parlent ces étrangers sont différentes de celles qu’ils connaissent chez eux. Non, que dis-je, c’est déjà le cas aujourd’hui à travers notamment la question de l’inhumation.

Si vous le permettez, j’aimerais poursuivre sur la question de la mort.

On estime qu’à cause d’un très fort taux de mortalité infantile, la durée de vie moyenne des hommes de la période Jomon était de l’ordre de 14,6 ans. Depuis, les progrès de la médecine ont considérablement aidé à l’allongement de la durée de vie, et l’on parle désormais d’un « horizon à 100 ans ». Car il est devenu presque courant d’avoir une personne centenaire dans on entourage.

Cependant, même si un remède parfaitement efficace contre le cancer était mis au point, nous mourrions tous un jour ou l’autre. L’expression « du berceau à la tombe » apparue au cours de l’histoire politique britannique illustre bien l’idée selon laquelle, dès notre naissance, nous nous dirigeons vers la mort. Le philosophe français Pascal a également dit que « nous naissons tous condamnés à la mort ». Dans tous les cas, le taux de mortalité est pour quiconque de 100%.

Nous constatons donc, à travers ces exemples, que la question des « tombes » de ressortissants étrangers posera à l’avenir des problèmes et des défis nombreux à nous, Japonais.

En outre, l’invasion russe de l’Ukraine qui a débuté le 24 février 2022, et se poursuit à ce jour, est un acte de guerre tellement inhumain et barbare que j’ai peine à croire qu’une telle chose puisse encore se produire de nos jours.

Réduction des importations d’énergie, des denrées alimentaires, des matières premières et d’autres ressources en provenance de Russie et d’Ukraine, la guerre a produit et continue de produire des effets majeurs sur le commerce mondial. Cela jette une ombre non seulement sur le monde, en particulier l’Occident, mais aussi sur les économies et les sociétés de pays pourtant éloignés de cette région, tel le Japon.

Cependant, nous ne sommes pas sans savoir que dès sa naissance, l’être humain n’est pas capable de vivre et de grandir seul. Cela est vrai non seulement pour les individus, mais aussi pour les nations dans une société mondialisée. Le Japon, en particulier, dispose de peu de ressources naturelles, et la seule façon pour lui de prospérer est la coexistence et la coprospérité avec les autres pays.

En ce sens, je souhaite que le Japon demeure un pays et une société que le monde entier regarde avec envie, et où des gens de tous les horizons aimeraient vivre.

Et pour que le Japon soit ce genre de pays et de société, il est nécessaire de mettre en place un système social pacifique et multiculturel, respectueux des droits de l’homme, même pour les personnes de nationalités différentes.

À partir de ces différentes perspectives, points de vue et significations, il est maintenant temps pour chacun d’entre nous d’examiner sérieusement la question des tombes des étrangers qui se pose à nous.

Merci beaucoup, Monsieur Ishige, d’avoir pris le temps, malgré votre emploi du temps chargé, d’aborder avec nous ce sujet. Grâce à notre échange, j’ai pu repenser la question des tombes pour les étrangers comme un défi très important à relever pour le Japon, ceci afin d’améliorer ses relations avec les autres pays et peuples de la communauté internationale. J’ai pris conscience que se dessinait ici une ébauche de la société dans laquelle nous souhaitons vivre à l’avenir. Un grand merci à vous.

Note : Les frais d’utilisation du cimetière s’élèvent à 40 000 yens (environ 300 euros). En cas de difficultés, les circonstances individuelles seront prises en compte.
Pour plus de détails, contactez par téléphone l’association pour les étrangers au Japon au : 0586-48-5413. Ou bien par mail le Tokuunji : tokuunjikongou@taidou

Personne interviewée : Taidô Ishige, moine en chef du temps Tokuunji